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dimanche 6 mai 2012

Georges Gusdorf. La nef des fous.


Lu aujourd'hui sur le site de Samuel Huet. 
A méditer sans préjugés.

"En mai 68, devant la montée de la chienlit au départ fomentée par d'irresponsables étudiants (qui depuis ont tous fait leur pelote dans le système, merci pour eux), le professeur Georges Gusdorf, écœuré par le spectacle qui s'offrait à ses yeux, décida d'acquiescer à une demande émanant d'une Université canadienne, et s'exila. Là-bas, il rédigea un pamphlet, "La nef des fous".Gusdorf lui-même narre qu'il a emprunté ce titre (Das Narrenschiff) à un poème satirique écrit au 15e siècle, "qui connut un vaste retentissement". Ce ne fut malheureusement pas le sort de son ouvrage, qui n'eut pas la diffusion qu'il méritait. Paru aux Presses de l'Université Laval (Québec), le livre fut repris en France, mais sans aucun succès, avec un nouveau titre (d'ailleurs une tête de chapitre de La Nef) : "La Pentecôte sans l'Esprit-Saint". Ce texte fondamental - à mes yeux - est devenu absolument introuvable. 
Preuve s'il en est que les vérités qu'on y trouve ne sont pas bonnes à dire. La nef des fous est écrite avec un humour ravageur, d'une férocité d'autant plus aiguë qu'elle prend ses racines dans une culture immense, et dévide ses arguments selon une logique implacable. 
Gusdorf (1912-2000)) était un très grand esprit, malheureusement délaissé à cause du grand happening permanent, hérité de mai 68 justement, dans lequel nous continuons à baigner, qui nous imprègne - et qui finira par mettre à bas vingt siècles de patiente construction de la civilisation occidentale. L'ouvrage tout entier mériterait une mise en ligne, ce qui, évidemment n'est pas autorisé. Qu'un chapitre (d'une portée générale), au moins, puisse éclairer ceux dont la pensée n'est pas (encore) formatée selon le politiquement correct !

"J'espère bien que je resterai, aussi longtemps que je vivrai, l'adolescent ébloui, écrasé par la révélation de ses ignorances, et résolu pourtant à combler, autant que faire se peut, son immense appétit de savoir. Cette expérience de sa propre insuffisance, l'homme cultivé, en dépit de son labeur, ne la dépassera jamais. Le savoir est une lutte pour le savoir, une enquête et une conquête qui ne doivent jamais finir. Non pas en vue d'un avantage matériel ou d'une promotion sociale, mais pour l'honneur de l'esprit humain".

"La liberté n'est pas l'absence de discipline ; elle est la discipline acceptée et surmontée. Le refus de toute discipline ne peut mener qu'au chaos, dans l'existence individuelle aussi bien que dans l'existence sociale" (Georges Gusdorf)

Happening et liberté

Au cours de l'hiver 1967-1968, un de mes collègues, sociologue, proposa à ses étudiants comme thème de réflexion "l'interdit". Le sujet fut traité par une jeune fille laquelle se borna à déclarer que la question était intraitable : "Comment pouvons-nous parler de l'interdit, puisque tout est interdit ; les étudiants n'ont aucun droit et se heurtent partout à des tabous qui répriment la libre expression de leurs désirs, de leurs sentiments et de leurs volontés...".
Le professeur objecta que la manifestation d'opinions de cet ordre était la meilleure preuve de l'existence d'un régime libéral. Sous un régime autoritaire ou totalitaire, personne n'ose se plaindre de quoi que ce soit. Affirmer librement que l'on n'est pas libre, c'est attester que l'on jouit de la liberté.
Naturellement, la demoiselle en question ne fut pas convaincue ; elle continua à se croire victime des horribles pressions et répressions sociales, et prisonnière d'un univers qui ne reconnaît pas l'infinie valeur des aspirations adolescentes. Cet incident minime préfigure ce que devait être quelques mois plus tard la révolte des étudiants en son exigence la plus extrême. Eux aussi s'insurgeaient au nom de la liberté - et par exemple ils ont maintes fois dénoncé l'attitude criminelle de la police qui, au lieu de les laisser paisiblement dépaver le Quartier latin, couper les arbres, briser les vitrines et entasser les automobiles les unes sur les autres, se permit d'intervenir contre les barricades... après avoir patiemment assisté à leur construction. Seule la sauvagerie des forces de l'ordre était responsable de l'émeute, la police n'avait qu'à laisser messieurs les étudiants mettre en œuvre leur liberté créatrice sans intervenir contre eux.
Une telle conception de la "liberté" peut surprendre ceux qui sont habitués à admettre que la liberté des uns ne doit pas empiéter sur la liberté des autres, porter atteinte aux biens privés et publics ni troubler l'ordre commun. Pour les émeutiers, la liberté était une valeur absolue, une aspiration totalitaire à la satisfaction de toutes les exigences.
C'est un fait que le concept de liberté subit aujourd'hui une mutation intrinsèque. L'Europe politique et morale qui s'était construite depuis le XVIIIe siècle, l'Europe libérale, avait certes reconnu dans la liberté une des valeurs fondamentales de sa culture. C'est au nom de la liberté que s'étaient dressés les insurgés des colonies anglaises d'Amérique, c'est pour la liberté que se battaient les soldats de l'an II. Mais en ce temps, le thème de la liberté était lié à celui des droits de l'homme et du citoyen, qui demeurait solidaire d'un sens aigu des responsabilités civiques. L'exercice des libertés individuelles se situait dans le cadre communautaire de la vie nationale, et il était bien entendu que la liberté de chacun trouvait sa limite dans la liberté d'autrui. La liberté démocratique et bourgeoise est réglée par la loi, qui la soumet aux clauses restrictives de l'intérêt général. Nul n'imaginait que la liberté fût le droit reconnu à n'importe qui de faire n'importe quoi. La morale puérile et honnête enseignait : "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît". Un penseur respectueux de la liberté souveraine de la personne humaine, comme l'était Emmanuel Kant, demandait à l'agent moral que le principe de son action, purgé de toute intention égoïste, pût inspirer également l'activité de tout être raisonnable.
Ces conceptions apparaissent aujourd'hui complètement démodées. On a découvert que la notion de loi, dans l'ordre politique ou moral, constitue une limitation inadmissible imposée au déploiement de la spontanéité individuelle. Il y a dans chaque être humain une possibilité d'affirmation créatrice, que la société s'évertue à réprimer par tous les moyens, afin de produire en série des individus coulés dans le même moule, substituables les uns aux autres et manipulables au gré des puissants du jour. La pédagogie, au lieu de contribuer à l'expansion de la personnalité, n'est qu'un instrument de répression et de suppression de l'authenticité humaine, déformée et niée dans son principe dès l'âge le plus tendre. De même, la raison, avec son arsenal de normes, a pour but d'empêcher les hommes de penser librement. Pour faire naître une culture nouvelle, riche, variée et passionnante, il suffirait donc d'enlever les obstacles et de donner enfin la parole à ces voix que l'on a systématiquement empêchées de s'exprimer jusqu'à nos jours.
Ce nouvel humanisme, cet humanisme de la non-pédagogie, donne dès à présent les résultats les plus prometteurs. La psychanalyse nous a appris le danger des refoulements et des traumatismes, si fréquents dans l'éducation traditionnelle, où l'on n'hésitait pas à imposer par la violence, et au besoin par des coups, des disciplines susceptibles de perturber le libre développement d'une vie, ou même de le fausser complètement. La non-intervention permet au contraire à l'être humain d'évoluer selon sa nature, de la manière la plus harmonieuse. Pareillement la suppression de l'apprentissage, à l'école, par voie d'autorité, d'une vérité préfabriquée, assurera l'immaculée conception d'un savoir d'un type neuf, dont l'humanité, jusqu'à présent asservie à ses traditions, ne pouvait même pas concevoir l'idée.
Je connais un jeune ménage, acquis aux idées nouvelles, qui élève ses enfants selon les principes de la plus complète liberté. Ces charmants bambins, âgés de trois à huit ans, peuvent déployer leurs activités sans la moindre contrainte. Tout au plus leur confie-t-on parfois, en termes mesurés, que certains comportements sont peu souhaitables ; l'effet de ces suggestions demeure pourtant très relatif, si bien que le domicile familial apparaît au visiteur ahuri comme ravagé par un perpétuel ouragan, que ponctuent hurlements et bagarres. Si entière que soit la liberté des enfants, il y a pourtant un moment où elle se heurte à sa propre limite. Un jour où je dînais chez les amis en question, ce moment fut celui où une charmante petite fille, histoire sans doute de rappeler sur elle une attention qui la négligeait, entreprit gravement d'empiler des assiettes sur mon crâne. La maîtresse de maison se trouva obligée d'intervenir pour que l'aimable enfant exerce selon d'autres voies sa spontanéité créatrice. Bien entendu, cette intervention parentale, longtemps différée, n'en fut que plus traumatisante pour l'intéressée ; car, s'il est interdit d'interdire, toute interdiction est également oppressive et inadmissible.
J'ai le plus grand respect pour les pédagogues de la pédagogie non directive, en lesquels je verrais volontiers des mages ou des illuminés, champions d'une idée vraie qui, livrée à elle-même et poussée jusqu'à sa limite, devient complètement folle. Corruptio optimi pessima, disait-on au temps où on forçait encore les enfants à apprendre le latin ; la meilleure intention peut tourner au désastre. Le pédagogue non directif est un homme parfaitement respectable, mais dangereux au plus haut point. Et d'abord parce qu'il entreprend de me convaincre de la vérité de sa doctrine grâce à une argumentation en bonne et due forme. Or la démonstration rationnelle est bien la forme la plus tyrannique de directivité. Que penser d'un individu qui prétend m'imposer par contrainte mentale l'idée qu'il ne faut contraindre personne ?
La pédagogie non directive a d'ailleurs été pratiquée en différentes circonstances, et dans toute sa rigueur, soit en vertu d'initiatives délibérées, soit par la force des choses. Hérodote rapporte qu'un roi d'Égypte, désireux de découvrir quelle était la langue originaire de l'humanité, fit élever des enfants en dehors de tout contact direct avec des éducateurs quelconques. Les bébés en question finirent par bafouiller quelques onomatopées, dont l'honorable pharaon tira les conséquences les plus favorables à ses présupposés. L'expérience demeurait pourtant insatisfaisante, dans la mesure où les enfants en question, s'ils n'avaient pas été victimes de pédagogues répressifs, avaient du moins reçu leur nourriture de parents nourriciers. Or cette présence humaine, même silencieuse, exerçait encore sur les sujets en expérience une pression contraire à l'idéal de la non-directivité.
Si l'on s'en tient fidèlement à cet idéal, il est clair que tout être humain devrait pouvoir se développer librement dans un espace vital radicalement purgé de la présence de ses semblables. Dès qu'un autre est là, je ne suis plus libre ; à défaut même de parole, son simple regard me persécute, il équivaut à un acte d'agression contre ma propre authenticité. Devant le regard de l'autre, je me sens de trop, enseigne la sagesse de Sartre. L'ennui est pourtant que, dans l'histoire de ma vie, ce n'est pas moi qui ai commencé, ce sont les autres, je veux dire mes parents, dont la directivité initiale m'a jeté dans ce monde sans me demander mon avis. Freud nous a révélé le rôle immense que joue, dans la vie de tous les hommes, le ressentiment contre les parents. Cette révolte trouve ici sa source et sa justification dans le fait que nous ne nous sommes pas donné l'être à nous-mêmes, par un acte de libre spontanéité. Le problème acquiert ici une dimension ontologique et théologique. La responsabilité remonte en effet de génération en génération jusqu'au premier homme, lequel apparaît lui-même comme la victime de la directivité de Dieu. La mise à mort de Dieu, réclamée légitimement par les bons auteurs, ne suffit même pas à résoudre le problème. Le cycle infernal des engendrements se poursuit et, chaque enfant, en tuant son père, selon les prescriptions du docteur Freud, doit recommencer à tuer Dieu pour son propre compte. Malheureusement, là encore, la question n'est pas réglée : ce n'est pas parce qu'on a tué son père qu'on cesse d'être le fils de son père. Peut-être même l'est-on d'autant plus.
Il y a donc quelque chose de désespéré, dès le principe, dans le combat des apôtres de la non-directivité. Peut-être même leur apostolat n'est-il qu'une manière plus subtile de lutter contre leurs propres pères, - je veux dire non seulement le père selon la chair, mais aussi le père selon l'esprit, c'est-à-dire le théoricien génial qui leur a imposé, sous la contrainte de la persuasion, le dogme de la non-intervention pédagogique. On dira peut-être que j'exagère. Mais un examen attentif de la littérature de la rébellion étudiante en matière d'enseignement montrerait sans peine l'influence directe ou indirecte de fantasmes qui tournent autour du paradoxe que je viens d'exposer.
Au surplus, il existe en fait un certain nombre de cas bien connus aujourd'hui d'éducation non directive. Les conditions de l'expérience ont été réalisées par les circonstances naturelles dans le cas des "enfants sauvages" d'Europe ou des "enfants-loups" de l'Inde. Il s'agit de jeunes enfants abandonnés ou enlevés, qui ont réussi à survivre en dehors de tout contact avec le milieu humain, nourris par des loups ou encore parvenus à se débrouiller par leur propre industrie. Aucune contrainte pédagogique n'a pesé sur leur développement ; ils incarnent le plus haut accomplissement d'une individualité indemne de toute oppression sociale. Le moins que l'on puisse dire est que les résultats de cette immaculée conception pédagogique ne sont pas particulièrement convaincants. En ce qui concerne les enfants-loups, dont quelques exemplaires ont pu être étudiés de près, c'est un fait que, élevés par des loups, ils ont subi la contrainte de leurs parents adoptifs. Ils sont devenus des loups, ou plus exactement, sans devenir des hommes, ils n'ont pas réussi à se transformer en des loups dignes de ce nom, tout de même qu'un jeune chimpanzé, élevé à la manière humaine, ne sera jamais qu'un pseudo-chimpanzé en même temps qu'un pseudo-être humain.
Quant aux enfants sauvages, le plus célèbre d'entre eux fut le sauvage de l'Aveyron, recueilli dans les bois de l'Auvergne, et étudié de manière exemplaire par un pédagogue français de l'époque révolutionnaire. Il s'agissait d'un enfant perdu ou abandonné, qui s'était maintenu en vie par ses propres moyens pendant un certain nombre d'années jusqu'au moment de sa capture. Cet exploit extraordinaire n'avait pourtant pas fait de lui un homme exemplaire. En dépit des soins assidus et éclairés qui lui furent prodigués, il demeura jusqu'à sa mort non pas un surhomme, mais bien plutôt un sous-homme, incapable d'apprendre le langage, incapable aussi d'adopter un comportement adapté à l'existence sociale. Son tuteur le représente sous les espèces d'un idiot congénital, comme si ses facultés, bien loin de profiter de la totale liberté dont elles jouissaient, s'étaient au contraire bloquées à un niveau très bas de développement, dont aucune intervention ultérieure ne parvint à les faire sortir.
On objectera peut-être que l'honorable éducateur à qui fut confié le sauvage de l'Aveyron ne bénéficiait pas des lumières de la pédagogie non directive. Son erreur fut de prétendre imposer à son pupille l'apprentissage du langage avec sans doute l'espérance absurde de le nantir ensuite du bagage de connaissances suspectes que dispense l'école primaire. Les onomatopées, les grognements primordiaux du jeune homme des bois étaient sans doute chargés d'un message poétique et libérateur que ne sut pas déchiffrer son mentor. Il eût fallu renverser les rôles, en vertu d'une éthique résolument surréaliste, et faire du sauvage de l'Aveyron l'instituteur d'un genre humain régénéré, retrouvant enfin le chemin perdu de l'authenticité naturelle. Le seul inconvénient de cette hypothèse est que, une fois admis le dogme de la non-directivité, on ne voit pas pourquoi il ne s'appliquerait pas à l'enfant sauvage lui-même. L'école du sauvage est encore une école. Si l'on décide de brûler les écoles, il faut aussi brûler celle-là.
L'inconvénient de la pédagogie libertaire, c'est qu'elle est encore une pédagogie, et par là elle se nie elle-même dans son principe. Il est sans doute contraire aux libertés essentielles de la personne humaine que le maître ou la maîtresse, profitant de son âge plus avancé et de l'appareil répressif formidable de l'institution scolaire, impose à des enfants innocents l'idée que B allié à A donne BA, ou que deux et deux font quatre. Il y a là une violence qui agit par intimidation, aliénant ainsi à jamais l'imagination et le jugement dès l'âge le plus tendre. Pourquoi B, d'ailleurs, et A ? Pourquoi 2 et 4 ? Pourquoi ces signes arbitraires, ainsi privilégiés au détriment de tous les autres signes possibles, que chacun pourrait former et unir au gré de sa fantaisie ? On peut voir dans la remise en question des plus humbles débuts de l'instruction l'annonce d'une libération glorieuse de l'espèce humaine, dont chaque représentant, sans distinction d'âge, de sexe ou de race, retrouverait, après une oppression millénaire, la libre disposition de soi.
J'ai suivi l'autre jour à la télévision canadienne un cours donné sous les auspices de l'université de Montréal par un jeune sociologue récemment importé de France. J'ai oublié le nom de ce garçon, mais il fera sûrement parler de lui, car il m'a paru particulièrement doué pour illustrer l'honorable corporation à laquelle il appartient. Le thème de l'exposé, un peu inattendu à première vue, était la pédagogie du happening, ou le happening comme méthode pédagogique. Chacun sait que le happening est la forme moderne de la libération du théâtre, jadis accablé par les servitudes de l'institution sociale, du texte et de la mise en scène. Le théâtre en liberté sera la libre improvisation d'un jeu où les acteurs comme les spectateurs pourront exprimer sans aucune contrainte leur spontanéité créatrice. Le professeur expliqua que cette forme théâtrale des temps nouveaux, qui offre à tout un chacun la plénitude du défoulement total, a dès à présent bouté hors de France le théâtre traditionnel. Seuls quelques attardés fréquentent encore les derniers refuges du répertoire, où se donnent des pièces qui ont un auteur et un texte, un commencement et une fin, des comédiens et un public. Tout cela est dès à présent virtuellement balayé, périmé ; le peuple français, le plus intelligent du monde, ne veut plus entendre parler que du happening. Le jeune maître confia d'ailleurs aux téléspectateurs qu'il participait personnellement, de manière régulière, à des célébrations de cet ordre. Sans doute pressé par le temps, l'orateur omit de révéler que le fin du fin, en matière de happening, où l'on vise à se libérer de tous les interdits, finit régulièrement par graviter autour de l'érotisme ou de la scatologie. En effet, la culture bourgeoise répressive et oppressive confine ces activités, pourtant essentielles, dans le domaine de la vie la plus privée ; si bien que le message libérateur du happening atteint à sa destination la plus haute lorsque les participants se mettent à faire l'amour ou à faire caca devant tout le monde, pour autant du moins que le gouvernement réactionnaire n'envoie pas sa police mettre fin à ce genre d'exercices.
La découverte personnelle du sociologue en question était que seul le happening, transformé en méthode pédagogique, avait la vertu révolutionnaire indispensable pour réveiller l'école du sommeil dogmatique où l'entretient l'oppression des maîtres, qui se servent de la méthode d'autorité pour abuser d'une jeunesse sans défense, accablée de cours magistraux et d'examens traumatisants. La salle de classe, cessant de végéter dans une torpeur grisâtre, devient une merveilleuse aire de jeu où chaque personnalité s'éveille librement à ce qu'elle est. Pour que s'accomplisse ainsi le déploiement des spontanéités créatrices, le maître renonce bien entendu à toute prérogative, à tout pouvoir de direction et de contrôle. Je n'ai pas très bien compris pourquoi on ne le renvoyait pas tout simplement chez lui, afin d'être assuré qu'il ne fera pas obstacle, malgré tout, à la joie générale. Le terne emploi du temps de naguère cède ainsi la place à la célébration d'une fête perpétuelle où chacun n'obéit plus qu'à l'exigence profonde de ses impulsions, lesquelles viennent se confondre harmonieusement dans la création continuée de la vie collective.
Telle était la voie du salut ; elle apparaissait, dans la parole persuasive du jeune maître, comme le passage de l'ombre à la lumière, de la servitude à la libération. L'orateur déplora seulement que les autorités compétentes missent si peu d'empressement à expérimenter cette formule magique. Des tentatives avaient pourtant été faites en divers pays. Le malheur voulait, nous confia le sociologue, qu'elles aient toutes échoué jusqu'à présent. Mais il n'y avait pas lieu de désespérer pour autant. L'échec était dû au seul fait qu'on s'y était pris trop tard, avec des élèves déjà déformés par les disciplines traditionnelles, auxquelles ils avaient été préalablement soumis. La solution simple était de prendre l'enfant dès le berceau, et de l'initier au happening dès l'école maternelle ou le jardin d'enfants. Dès lors le jeune être humain serait à l'aise dans le happening comme un poisson dans l'eau, et la nouvelle pédagogie permettrait la promotion continue d'une humanité régénérée.
J'exagère à peine. Ce qui manque à mon compte rendu, c'est surtout le sérieux total avec lequel ces grandes vérités furent annoncées aux téléspectateurs subjugués par la magie du verbe. Bien entendu, il ne fut à aucun moment question, dans cette émission éducative, d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. L'idée même d'un enseignement, qui implique la transmission d'un ensemble de connaissances prédéterminées, définies dans un programme et exposées dans des manuels, est contraire à la liberté individuelle. Chacun sait que l'orthographe, la grammaire sont le code des préjugés régnant dans une certaine classe sociale à un moment donné. Pourquoi écrire de cette façon plutôt que d'une autre ? Et d'ailleurs pourquoi écrire ? Pourquoi compter, puisque c'est abdiquer, au nom d'une prétendue rigueur, toutes les possibilités qu'on élimine ? Pourquoi lire, puisqu'on lit toujours les pensées des autres, ce qui vous détourne de penser par vous-même ? Moins on étudie et mieux on sauvegarde ce trésor d'originalité que chacun porte en soi-même et qu'il peut délivrer, ou plutôt défouler, par la voie simple du happening.
Il faut rendre hommage au sociologue de Montréal. Il me paraît avoir défini enfin un programme pédagogique acceptable par les rebelles du printemps, dont on ne comprenait pas bien ce qu'ils désiraient et qui paraissaient parfois ne pas trop le savoir eux-mêmes. L'avantage majeur du programme en question, c'est qu'il est rigoureusement vierge de toute indication positive. La participation au happening dispense de la longue patience des leçons à apprendre, des devoirs à faire et des cours magistraux qui paralysent l'imagination autant que la pensée, et vouent les jeunes esprits à la stérilité. Dans l'exaltation continue du grand jeu scolaire, chaque enfant s'improvisera lui-même, et se haussera avec allégresse, sans difficulté aucune, jusqu'à une génialité dont les générations passées ne pouvaient même pas concevoir l'idée. Des pédagogues bienveillants avaient certes proposé à leur jeune clientèle des méthodes qui se flattaient de leur enseigner "le latin sans larmes" ou "les mathématiques sans pleurs" ; mais, outre que ces titres demeuraient par trop optimistes, il restait que, dans l'ancien régime de la connaissance, l'élève avait des choses à apprendre et du travail à faire. Ce travail, on le sait, est une conséquence de la faute commise par nos premiers parents au paradis terrestre. Tout est changé désormais ; la méthode du happening, mise en œuvre par les nouveaux rédempteurs, permettra aux jeunes générations de reprendre leur place dans le paradis perdu où l'existence est pour chacun une fête continuelle, l'invention continue d'un poème dont il serait lui-même l'auteur.
C'est après le baccalauréat, dans la classe de 1re supérieure du lycée de Bordeaux, que je découvris l'univers de la culture. Cette classe, honneur de l'enseignement secondaire français, prépare ses élèves au concours d'entrée à l'École normale supérieure de Paris, concours qui opère une sélection sévère entre de nombreux candidats. Ceux qui ont traversé sans trop de mal les classes successives du collège découvrent brusquement la nécessité de recommencer leurs études et, cette fois, pour de bon. Certains professeurs de 1re supérieure infligeaient par principe, aux nouveaux venus, pour sanctionner leurs premiers exercices, des notes de 1/4, 1/2 ou 1 sur 20, quelquefois même des notes négatives, afin de rendre manifeste l'ordre de grandeur de la tâche à entreprendre. De telles notes n'avaient d'ailleurs rien de déshonorant, et les intéressés apprenaient à ressentir toute la valeur de promotion qui sépare une note de 1/2 d'une de 1 sur 20. Après les enfances puériles et honnêtes, le moment est venu d'aborder, par sa voie la plus abrupte, l'apprentissage des disciplines intellectuelles. Aux généralités vagues, aux connaissances approximatives doit succéder le règne du savoir précis et de la méthode. De même qu'un futur alpiniste doit s'entraîner longuement, à force de courses et d'escalades de plus en plus difficiles, de même celui qui se destine à la haute culture doit pratiquer une gymnastique quotidienne afin d'apprendre à force de labeur les secrets et les techniques de la connaissance. En plus, le jeune élève de 1re supérieure devait procéder à d'immenses lectures dans les principaux secteurs du savoir, afin de recueillir les matériaux propres à entrer dans les formes fixes des travaux prescrits. Ainsi se révèle à l'adolescent la fascination de la culture en sa désespérante immensité, en sa totale exigence.
En ce temps-là, nous ne faisions pas reproche à nos professeurs de la difficulté des études où nous étions entrés par notre propre volonté. La médiocrité de nos notes, nous la considérions comme le signe de notre insuffisance, et non comme l'expression du sadisme magistral. Nous étions pleins de reconnaissance pour les meilleurs de nos maîtres lorsque nous nous rendions compte que peu à peu, grâce à eux, s'élargissait l'horizon si étroit de notre présence au monde culturel. Pour ma part, j'espère bien que je resterai, aussi longtemps que je vivrai, l'adolescent ébloui, écrasé par la révélation de ses ignorances, et résolu pourtant à combler, autant que faire se peut, son immense appétit de savoir. Cette expérience de sa propre insuffisance, l'homme cultivé, en dépit de son labeur, ne la dépassera jamais. Le savoir est une lutte pour le savoir, une enquête et une conquête qui ne doivent jamais finir. Non pas en vue d'un avantage matériel ou d'une promotion sociale, mais pour l'honneur de l'esprit humain.
Je sais bien qu'un tel langage paraîtra démodé et un tantinet ridicule aux jeunes gens d'aujourd'hui. La culture, le savoir, l'enseignement ne sont à leurs yeux qu'un ensemble de moyens employés par la génération ancienne pour écraser la génération montante sous le poids d'un passé révolu. Le système scolaire, préoccupé exclusivement de transmettre l'héritage du passé, condamne ses victimes à n'avancer vers l'avenir qu'à reculons. La pédagogie du happening, ou toute autre de même inspiration, affranchira l'être humain de ces fidélités abusives, qui sont autant d'aliénations, et lui restituera la plénitude de sa liberté créatrice.
À supposer même qu'il soit encore nécessaire d'apprendre quelque chose, dans la période provisoire qui nous sépare du règne eschatologique du happening, il doit être désormais possible de rendre cet apprentissage tout à fait indolore. Les équipements audio-visuels, les ordinateurs et toute la merveilleuse panoplie de la technologie contemporaine sont là pour éviter aux élèves toute peine même légère. Chacun d'eux peut compter sur la mémoire préfabriquée d'un immense condensateur de savoir, auquel son téléphone lui donne accès ; chacun doit disposer aussi d'une intelligence électronique apte à résoudre tous les problèmes imaginables en moins de temps qu'il n'en faut à l'homme pour les poser. Le système scolaire et universitaire actuel est donc dès à présent complètement périmé ; il perpétue le régime du travail manuel ou artisanal, en un temps où l'humanité dispose déjà de toutes les possibilités de l'automatisation. Au lieu de consumer vainement ses plus belles années dans l'ombre humide des écoles, la jeunesse, après avoir été rapidement initiée au maniement des machines à savoir, pourrait aller s'ébattre librement dans les discothèques où se révèle le sens véritable de l'existence.
Pourquoi des alpinistes ? Pourquoi ces individus qui s'obstinent à risquer leur vie le long de pentes effrayantes, dans le froid, le vent et le brouillard, alors que le premier hélicoptère venu pourrait, en quelques minutes, sans fatigue et sans danger vous déposer au sommet de la montagne ? La jeunesse actuelle ne comprend plus les alpinistes, qui se gaspillent "pour rien". La jeunesse actuelle ne comprend plus que l'on marche à pied ; elle roule en automobile, chacun dans sa voiture, ou dans celle du copain, et, à défaut de copain, en auto-stop, tout en dressant, bien entendu, le plus véhément réquisitoire contre la civilisation de la consommation. André Gide enseignait qu'il faut suivre sa pente, mais en la remontant. La sagesse de la génération présente et sa liberté consistent à se laisser glisser en évitant les efforts inutiles."

© Georges Gusdorf, in La nef des fous, 1968, Chapitre VIII


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